TC, 8 avril 1935, Action française, 00822 ▼
En substance
S'il appartient aux maires, et à Paris au préfet de police, de prendre les mesures nécessaires pour assurer le maintien du bon ordre et la sécurité publique, ces attributions ne comportent pas le pouvoir de pratiquer, par voie de mesures préventives, la saisie d'un journal sans qu'il soit justifié que cette mesure ait été indispensable pour assurer le maintien ou le rétablissement de l'ordre public.
Constitue en conséquence une voie de fait la saisie d'un journal ordonnée par le préfet de police, partout où ce journal sera mis en vente, sans qu'une mesure aussi générale soit indispensable pour le rétablissement de l'ordre, et l'autorité judiciaire est compétente pour connaître de l'action en indemnité contre le préfet.
En élevant le conflit, même dans une instance où il est personnellement actionné en responsabilité pour un acte de sa fonction, le préfet agit, non comme partie en cause, mais comme représentant de la puissance publique, et il ne peut être condamné aux dépens en raison du rejet de son déclinatoire.
Tribunal des conflits
N° 00822
Publié au recueil Lebon
M. Bricout, rapporteur
M. Josse, commissaire du gouvernement
lecture du lundi 8 avril 1935
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Vu l'arrêté, en date du 20 décembre 1934, par lequel le préfet du département de Seine-et-Oise a élevé le conflit d'attributions dans l'instance suivie devant le tribunal de première instance de Versailles entre la Société du journal L'Action française et M. X... ; Vu les lois des 16-24 août 1790, 16 fructidor an III, pluviôse an VIII, 29 juillet 1881 et 5 avril 1884 ;
Considérant que l'instance engagée par la société du journal L'Action française contre X... devant la justice de paix du canton nord de Versailles a pour but la réparation du préjudice causé par la saisie du journal L'Action française, opérée dans la matinée du 7 février 1934 sur les ordres du préfet de police chez les dépositaires de ce journal à Paris et dans le département de la Seine ;
Considérant que la saisie des journaux est réglée par la loi du 29 juillet 1881 ; que s'il appartient aux maires et à Paris au préfet de police de prendre les mesures nécessaires pour assurer le maintien du bon ordre et la sûreté publique, ces attributions ne comportent pas le pouvoir de pratiquer, par voie de mesures préventives, la saisie d'un journal sans qu'il soit justifié que cette saisie, ordonnée d'une façon aussi générale que celle qui résulte du dossier partout où le journal sera mis en vente, tant à Paris qu'en banlieue, ait été indispensable pour assurer le maintien ou le rétablissement de l'ordre public ; que la mesure incriminée n'a ainsi constitué dans l'espèce qu'une voie de fait entraînant pour l'instance actuellement pendante devant le tribunal de Versailles la compétence de l'autorité judiciaire ;
Considérant, toutefois, que le tribunal n'a pu sans excès de pouvoir condamner le préfet aux dépens en raison du rejet de son déclinatoire, ce fonctionnaire ayant agi non comme partie en cause, mais comme représentant de la puissance publique ;
DECIDE : Article 1er : L'arrêté de conflit pris par le préfet de Seine-et-Oise, le 20 décembre 1934, est annulé.
Article 2 : La disposition du jugement du tribunal civil de Versailles en date du 14 décembre 1934, qui a condamné le préfet de Seine-et-Oise aux dépens de l'incident est considérée comme non avenue.
I - Analyse publiée sur Legifrance
Abstrats : 17 COMPETENCE - Voie de fait.
54-09 PROCEDURE - TRIBUNAL DES CONFLITS [1] Journal - Saisie préventive - Mesure de police - Légalité - Maintien ou rétablissement de l'ordre public - Saisie générale - Voie de fait - Action en indemnité - Compétence judiciaire. [2] Dépens - Conflit - Rejet du déclinatoire - Préfet - Condamnation aux dépens - Excès de pouvoir.
Résumé : 17, 54-09[1] S'il appartient aux maires, et à Paris au préfet de police, de prendre les mesures nécessaires pour assurer le maintien du bon ordre et la sécurité publique, ces attributions ne comportent pas le pouvoir de pratiquer, par voie de mesures préventives, la saisie d'un journal sans qu'il soit justifié que cette mesure ait été indispensable pour assurer le maintien ou le rétablissement de l'ordre public ; constitue en conséquence une voie de fait la saisie d'un journal ordonnée par le préfet de police, partout où ce journal sera mis en vente, sans qu'une mesure aussi générale soit indispensable pour le rétablissement de l'ordre, et l'autorité judiciaire est compétente pour connaître de l'action en indemnité contre le préfet.
54-09[2] En élevant le conflit, même dans une instance où il est personnellement actionné en responsabilité pour un acte de sa fonction, le préfet agit, non comme partie en cause, mais comme représentant de la puissance publique, et il ne peut être condamné aux dépens en raison du rejet de son déclinatoire.
II - Analyse publiée sur le site Web du Conseil d’État
L’arrêt Action française est au point de départ de la théorie de la voie de fait. Le préfet de police avait fait saisir, dans la matinée du 7 février 1934, le journal L’Action française chez tous ses dépositaires à Paris et dans le département de la Seine. La société du journal engagea une instance contre le préfet devant les tribunaux judiciaires et, le conflit ayant été élevé, le Tribunal des conflits jugea que la mesure incriminée constituait une voie de fait, entraînant la compétence du juge judiciaire. En effet, les attributions du préfet de police ne comprenaient pas le pouvoir de pratiquer, par voie de mesures préventives, la saisie d’un journal sans qu’il soit justifié que cette saisie ait été indispensable pour assurer le maintien ou le rétablissement de l’ordre public.
Depuis lors, la jurisprudence a précisé les contours de la voie de fait.
Elle en reconnaît désormais l’existence en cas d’atteinte grave à une liberté fondamentale ou à la propriété privée provoquée soit par une décision administrative manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration, soit par l’exécution forcée d’une décision, même légale, lorsque l’administration n’a manifestement pas le pouvoir d’y procéder. Au titre du premier cas de figure, on peut citer l’exemple d’une décision d’un préfet ordonnant la rétention dans un bureau de poste d’objets de correspondance (T.C. 10 décembre 1956, R… et autres, n°1535, p. 591).
La seconde catégorie correspond aux cas les plus fréquemment rencontrés. En vertu de la jurisprudence (voir T.C. 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just , p. 713), l’exécution forcée d’une décision administrative n’est légalement possible que si la loi le permet expressément, si une situation d’urgence le justifie ou s’il n’existe aucune sanction, notamment pénale, à la violation de cette décision. Ainsi, ces conditions n’étant pas remplies, constitue une voie de fait la destruction des biens mobiliers d’une association expulsée du local qu’elle occupait indûment (T.C. 4 juillet 1991, Association “Maison des jeunes et de la culture Boris Vian”, p. 468) ou encore l’exécution forcée d’un arrêté du préfet de police ordonnant la fermeture d’un local, obtenue en en faisant murer la porte (CE 11 mars 1998, Ministre de l’intérieur c/ Mme A…, n°169794).
En revanche, la consignation d’un étranger à bord du navire dans lequel il se trouve, à la suite d’une décision de refus d’entrée sur le territoire national, à la supposer illégale, n’est pas constitutive d’une voie de fait, dès lors que l’administration dispose, en vertu de l’ordonnance du 2 novembre 1945, du pouvoir de procéder à l’exécution forcée des refus d’entrée qu’elle est amenée à prendre au titre de la police des étrangers (T.C. 12 mai 1997, Préfet de police de Paris c/ Tribunal de grande instance de Paris , p. 528).
La saisie ordonnée par le préfet de police le 7 février 1934 ne serait sans doute plus qualifiée de voie de fait aujourd’hui : la mesure était illégale du fait de sa généralité, mais n’était pas insusceptible de se rattacher aux pouvoirs de police de l’administration, comprenant celui de décider la saisie de publications. La théorie de la voie de fait est remarquable en raison de ses conséquences, qui sont radicales. L’action de l’administration, qui s’est placée hors du droit, étant en quelque sorte dénaturée, il n’y a plus matière à en appeler à la séparation des fonctions administratives et judiciaires pour limiter la compétence de l’autorité judiciaire. Le juge judiciaire est ainsi investi d’une plénitude de juridiction : il a compétence tant pour constater la voie de fait, que pour enjoindre à l’administration d’y mettre fin et pour assurer, par l’allocation de dommages et intérêts, la réparation des préjudices qu’elle a causés. Le juge administratif, saisi d’une décision constitutive d’une voie de fait, ne pourra que constater celle-ci, en regardant la décision comme nulle et non avenue. Tribunal des conflits - 8 avril 1935 - Action Française - Rec. Lebon p. 1226.
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